Le monde ouvrier grossit les cortèges
0Avec près de 2 millions de manifestants, la troisième journée de mobilisation nationale contre la réforme des retraites a montré une détermination sans faille des actifs et des retraités. Avec, dans les rangs, de nombreux salariés de l’industrie.
Par Anne-Sophie Balle et Emmanuelle Pirat— Publié le 08/02/2023 à 14h00

Dans les cortèges syndicaux, il est des images qui ont la force du symbole. Les ouvriers de la métallurgie, en tête du cortège CFDT à Paris, en est assurément un. De mémoire de syndicaliste, on n’avait pas vu cela depuis plus de trente ans. « N’en déplaise aux politiques qui pensent que la réforme ne mobilise que le cercle militant, les syndicats ont gagné leur pari », confie Stéphane Destugues, secrétaire général de la CFDT-Métallurgie. Non loin des banderoles du secteur public, de nombreux salariés du privé sont une nouvelle fois venus grossir les rangs des manifestants. Le monde du travail, dans sa diversité et sa profondeur, s’exprime. « Pour la première fois depuis plus de dix ans, on voit des non-syndiqués qui sortent, débrayent, manifestent », poursuit-il. La mobilisation du secteur privé a d’ailleurs été particulièrement forte dans les villes ouvrières et celles qui sont touchées par des restructurations industrielles.
Pas de grèves massives… pour l’instant
1. Après une année d’activité record en 2021, ArcelorMittal, en septembre 2022, a réduit la production sur les sites de Dunkerque, Florange et Fos-sur-Mer et a recouru au chômage partiel.
À Dunkerque (Nord) comme à Florange (Moselle), où le ralentissement de la production des usines ArcelorMittal pèse sur l’activité de l’entreprise1 et des sous-traitants, la mobilisation ne faiblit pas. « Chaque fois, la CFDT a affrété deux bus pour emmener la centaine de salariés du site à Metz, salariés auxquels se sont joints ceux d’Ascometal. Chaque fois, nous avons constitué le plus gros cortège », se félicite Jean-Marc Vérin, délégué syndical de Florange, fier d’emmener près de 150 salariés du site. Pour l’heure, la colère ne se traduit pas par des mouvements de grève massifs. Les salariés d’Arcelor Florange le savent : tenir dans la durée suppose d’en garder sous le coude. C’est la raison pour laquelle « aucune organisation syndicale n’a pour l’instant appelé à une action forte dans la boîte », poursuit le délégué syndical.

Cela n’empêche pas la CFDT de dénoncer la stratégie de l’entreprise, qui, localement, « encourage les salariés à poser des jours de congés ou de chômage partiel en lieu et place des jours de grève. Ça leur permet de dire que les chiffres de la mobilisation baissent, or c’est faux. Il n’y a pas moins de grévistes, il y a juste une modification de pointage », s’agace Laurent Hayez, délégué syndical d’Arcelor Dunkerque.
“Il fallait de l’orange partout !”
1. On y fabrique des systèmes d’étanchéité pour les constructeurs d’automobiles, entre autres.
Pas de quoi entamer la détermination de certains. « On ne lâchera rien tant qu’on n’aura pas fait plier le gouvernement », assure la section CFDT de LJF Hutchinson (anciennement Le Joint Français) située à Gamaches (Somme). Après les manifestations des 19 et 31 janvier, les 130 salariés du site1 sont toujours aussi motivés à manifester leur opposition à la réforme des retraites. Ce 7 février, on les retrouvait donc « chauds bouillants » au sein du cortège d’Abbeville.

« Dans l’usine, ceux pour qui il était difficile de poser toute une journée et faire grève ont choisi de débrayer deux heures. Ainsi, à chaque changement d’équipe [celles du matin, de la journée ou de l’après-midi], on a des collègues qui débrayent. Ça ralentit la production mais, financièrement, ça pénalise moins », explique Daniel Delestre, « monteur, mouleur, régleur » de 58 ans qui a déjà passé trente-trois années à Gamaches. À ses côtés, Valérie, 60 ans, travaille en deux-huit comme conductrice de machines : « Quand je suis du matin, je me lève à 3 h 30 pour embaucher à 4 h 57. La semaine suivante, j’embauche à 12 h 45 pour finir à 20 h 10. Les changements de rythme, cela dérègle complètement l’horloge biologique ! »
Dans l’usine de Gamaches, où la moyenne d’âge des salariés est supérieure à 50 ans et où la pénibilité se conjugue à tous les étages (port de charges, gestes répétitifs, bruit, cadences…), on suit tout aussi attentivement l’évolution du projet de réforme que l’on scrute la mobilisation des salariés. « Tout le monde n’est pas présent ce matin, car nous nous sommes répartis dans différentes manifestations : Dieppe, Friville-Escarbotin, Le Tréport. Il fallait de l’orange partout ! Et cet après-midi, on part manifester à Amiens… », lance Hervé Lordel, le délégué syndical du site.
À Valenciennes (Nord), où se trouve une usine Stellantis, les ouvriers du constructeur automobile débrayent massivement depuis le début du mouvement. Ce 7 février, au troisième round de la mobilisation, certains sont venus travailler quelques heures, à l’aube. Mais lorsque Aurélien Martel, le délégué syndical CFDT du site, a fait le tour des ateliers peu avant 9 heures, ils étaient une cinquantaine de l’équipe du matin à rejoindre leurs collègues de l’après-midi dans les rangs de la mobilisation, au départ de la place d’Armes, à 10 heures.
“Certains salariés sont à l’euro près”
« Certains salariés nous ont dit qu’ils choisiraient la mobilisation du samedi 11 pour des questions de pouvoir d’achat. » Il le sait. À 84 % du salaire, la mobilisation pèse sur le portefeuille. « Entre le chômage partiel, l’inflation et le coût de l’énergie, certains salariés sont à l’euro près ! » À quelques mètres d’eux, une centaine de salariés d’Alstom Crespin (Nord) ont également fait le déplacement. « C’est compliqué financièrement d’aligner les jours de grève dans le mois, mais c’est hyper important de se mobiliser. On ne peut pas lâcher maintenant », lâche dans le cortège le délégué syndical Pascal Lussiez.
Avec lui, environ une centaine de salariés, dont certains manifestent pour la première fois depuis longtemps. « Il y a des moments où il faut savoir faire front », glisse l’un d’eux. Même si, dans le cortège, le rouge se mêle peu à l’orange et au bleu des autres chasubles, l’unité syndicale tient bon. Les ouvriers se disent déterminés, soudés autour du même mot d’ordre : le refus du report de l’âge légal de départ à la retraite. « Deux ans, ça pique ! On ne peut pas accepter ça, notre corps ne tiendra pas. »